LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Sandrine Cabut
Pétitions, appels au boycott, déclarations et livres chocs de spécialistes dénonçant un ouvrage “dangereux” qui fabrique des maladies mentales sans fondement scientifique et pousse le monde entier à la consommation de psychotropes… Aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays dont la France, la tension monte dans les milieux psy, à quelques jours de la présentation officielle de la nouvelle édition du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), prévue au congrès annuel de l’Association de psychiatrie américaine (APA) qui se tient du 18 au 22 mai à Sans Francisco.
Sur le fond, il ne devrait guère y avoir de révélations. L’essentiel du contenu de cette cinquième édition de la “bible” de la psychiatrie a déjà été annoncé par l’éditeur et sponsor de l’ouvrage, l’APA. Une version préliminaire du DSM-5 avait d’ailleurs été mise en ligne sur Internet, en 2010, pour accueillir suggestions et critiques et permettre des aménagements.
CONTROVERSES
Si les précédentes révisions – les deux dernières ont eu lieu en 1980 et en 1994 – ont déclenché des controverses, jamais elles n’ont, semble-t-il, été aussi vives que pour cette nouvelle mouture. Comme le souligne avec humour un article paru le 25 avril dans Nature, l’une des seules suggestions qui n’a pas soulevé de hurlements de protestation pendant le processus de révision a été… le changement de nom, de DSM-V en DSM-5.
Aux Etats-Unis, où le mouvement anti-DSM a débuté, son fer de lance est aujourd’hui Allen Frances, le psychiatre qui avait dirigé la précédente édition (le DSM-IV), parue en 1994. Des instances professionnelles, dont une branche de l’Association américaine de psychologie, sont aussi montées au créneau. Et le 4 mai, c’est le prestigieux Institut américain de la santé mentale (National Institute of Mental Health, NIMH), le plus gros financeur de la recherche en santé mentale à l’échelle mondiale, qui s’est à son tour désolidarisé du DSM-5. “Les patients atteints de maladies mentales valent mieux que cela”, a justifié son directeur, Thomas Insel, dans un communiqué, en expliquant que le NIMH “réorientait ses recherches en dehors des catégories du DSM”, du fait de la faiblesse de celui-ci sur le plan scientifique.
En France, le combat est porté depuis trois ans par un collectif intitulé Stop DSM, constitué de professionnels proches du milieu psychanalytique. Ils s’insurgent contre la “pensée unique” du manuel, bien au-delà de sa dernière édition.
CRITIQUES VIRULENTES
Mais pourquoi un ouvrage avant tout destiné aux spécialistes et aux chercheurs suscite-t-il autant d’inquiétudes et de critiques virulentes ? Et d’abord, de quoi s’agit-il ?
Publié pour la première fois en 1952, avec une liste de moins de cent pathologies (d’inspiration freudienne, tout comme la deuxième édition en 1968), ce manuel diagnostique et statistique a évolué vers une approche de plus en plus catégorielle des maladies mentales depuis 1980. Ce faisant, il est devenu une sorte de manuel de conversation entre spécialistes, et un outil incontournable dans le monde de la santé mentale. Le langage DSM est même passé dans le grand public avec la banalisation de termes comme “TOC” (troubles obsessionnels compulsifs) ou encore “phobie sociale”…
L’édition actuelle, le DSM-IV, recense 297 pathologies, classées par grandes catégories. C’est cette classification qui fait référence pour les recherches sur les pathologies mentales, qu’il s’agisse d’études épidémiologiques ou de celles menées par les laboratoires pour évaluer leurs molécules (antidépresseurs, anxiolytiques ou autres neuroleptiques).
INSTRUMENT CLINIQUE
“Aux Etats-Unis et en Australie, le DSM a en quelque sorte force de loi, pour les remboursements par les compagnies d’assurances ou dans un contexte judiciaire. Et c’est ce qui est enseigné, y compris en France, dans les facultés de médecine, de psychologie. Aujourd’hui, c’est un passage obligatoire pour faire carrière”, assure Patrick Landman, psychiatre et psychanalyste, à l’origine du mouvement Stop DSM et auteur du récent Tristesse business. Le scandale du DSM 5 (Max Milo, 128 p., 12 euros).
Initié au DSM-IV pendant ses études, Richard Delorme, jeune pédopsychiatre à l’hôpital Robert-Debré (Paris), voit, lui, ce manuel comme un instrument clinique. “Le DSM est un modèle athéorique, non idéologique. Pour moi, c’est la porte d’entrée d’une maison, cela aide à hiérarchiser un raisonnement intellectuel, mais ce n’est pas une finalité.”
Commencé il y a une dizaine d’années, le processus qui vient d’aboutir au DSM-5 a mobilisé des centaines de professionnels de tous les pays, répartis en 13 groupes de travail. “L’ambition de départ des responsables de la révision était d’intégrer des données de neurosciences. Cette mission n’a pas pu être pleinement réalisée car les critères biologiques ne sont pas encore assez solides, souligne le docteur Delorme. Le DSM-5 est tout de même plus dimensionnel que le DSM-IV et rend compte des études génétiques et d’imageries qui montrent que les limites nosographiques habituellement considérées sont perméables.”
MAINMISE DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Cette nouvelle édition, qui a coûté à l’Association américaine de psychiatrie 25 millions de dollars (19 millions d’euros), laisse cependant beaucoup à désirer sur le plan de la qualité scientifique, accusent les détracteurs du DSM-5. L’une des principales critiques, déjà ancienne, concerne la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur les experts participant à l’élaboration du DSM. Ces collusions ont été notamment décortiquées par l’historien américain Christopher Lane, dans son ouvrage Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Flammarion, 2009), et plus récemment par le philosophe québécois Jean Claude Saint Onge, dans Tous fous ? (Ecosociété, 236 p., 19 euros).
Allen Frances, professeur émérite à l’université de Duke (Caroline du Nord), qui avait coordonné le DSM-IV, note plutôt “les conflits d’intérêts intellectuels” des spécialistes des groupes de travail, “qui leur font voir les bénéfices possibles mais ignorer certains risques”. Surtout, déplore-t-il, “le processus a été secret, fermé et incapable de s’autocorriger ou d’incorporer des réponses provenant de l’extérieur. Ainsi, les experts ont rejeté l’appel de 57 associations de santé mentale qui proposaient un examen scientifique indépendant”.
“TROUBLES COGNITIFS MINEURS”
C’est il y a quatre ans, en rencontrant un confrère et ami à une soirée, qu’Allen Frances a, raconte-t-il, pris conscience de l’ampleur des dangers et qu’il est parti en croisade. “Ce médecin était très excité à l’idée d’intégrer au DSM-5 une nouvelle entité, le “syndrome de risque psychotique”, visant à identifier plus précocement des troubles psychotiques. Le but était noble, aider les jeunes à éviter le fardeau d’une maladie psychiatrique sévère. Mais j’ai appris en travaillant sur les trois précédentes éditions du DSM que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je ne pouvais pas rester silencieux.”
Cet item de risque psychotique n’a finalement pas été retenu dans la dernière version du DSM-5. Mais Allen Frances et les autres “anti” s’inquiètent aujourd’hui d’autres entités qui font leur entrée dans le nouveau manuel. Ainsi des “troubles cognitifs mineurs”. “La perte de mémoire physiologique avec l’âge va devenir une pathologie au nom de la prévention de la maladie d’Alzheimer, prévoit le collectif Stop DSM. De nombreux sujets vont se voir prescrire des tests inutiles et coûteux avec des médicaments dont l’efficacité n’est pas validée et dont les effets à terme sont inconnus.”
“PATHOLOGISATION DU DEUIL”
Patrick Landman et ses collègues sont aussi vent debout contre ce qu’ils nomment une “pathologisation du deuil”. “Au bout de deux semaines, l’apparence dépressive de l’endeuillé sera passible du diagnostic d’épisode dépressif majeur et donc d’antidépresseurs”, craignent-ils.
Troisième exemple : le disruptive mood dysregulation disorder, qui risque, selon eux, de faire entrer dans le DSM de banales colères infantiles. “C’est une interprétation erronée, estime le docteur Viviane Kovess, psychiatre épidémiologiste, professeur à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP). Le disruptive mood dysregulation disorder correspond à une irritabilité très importante et constante, et à des colères violentes et fréquentes. Le critère (irritabilité plus trois grosses colères par semaine pendant plus d’un an) n’est pas si banal, et cela est destiné à ne pas mettre ces enfants dans la catégorie des troubles bipolaires.” Par ailleurs, selon elle, le DSM ne dit pas que tout deuil de plus de quinze jours est une dépression. “Au contraire, il différencie mieux qu’avant le phénomène de deuil du trouble dépressif majeur.”
RISQUES DE SURDIAGNOSTIC
Pour Allen Frances, les risques de surdiagnostic et donc de surmédicalisation sont cependant bien réels, surtout chez les enfants. “Quand nous avons introduit dans le DSM-IV le syndrome d’Asperger, forme moins sévère d’autisme, nous avions estimé que cela multiplierait le nombre de cas par trois. En fait, ils ont été multipliés par quarante, principalement parce que ce diagnostic permet d’avoir accès à des services particuliers à l’école et en dehors. Il a donc été porté chez des enfants qui n’avaient pas tous les critères.”
Face à ces périls, le psychiatre américain invite les médecins à boycotter le DSM, et les patients à devenir des consommateurs informés. “Posez des questions et attendez des réponses claires. N’acceptez pas de médicaments prescrits nonchalamment pour des symptômes légers et transitoires qui vont probablement se résoudre d’eux-mêmes”, préconise-t-il. Des conseils de bon sens qui peuvent s’appliquer bien au-delà des maladies mentales.
> CONTRE : Un entretien avec Roland Gor, psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille : “On assiste à une médicalisation de l’existence”.